La salle était comble ce soir là pour la première représentation de l’Ecole Nationale de Ballet de Slovénie. Ils allaient danser le Lac des Cygnes dans le plus prestigieux théâtre du pays et dans les coulisses, les danseurs sentent l’angoisse monter d’un cran.
Les douze coups retentissent. Puis les trois. Le rideau se lève en même temps que l’orchestre commence à jouer. Le spectacle se déroule à merveille, et l’assistance est captivée par la grâce et la sensibilité que dégage la très jeune danseuse qui tient l’un des rôles majeurs, celui de la « mauvaise fiancée », le cygne noir, Odile.
Elle est âgée de 16 ans, blonde comme les blés au soleil, menue et pourtant pas dénuée de muscles. Son regard est empli de fierté à lors qu’elle entre sur scène pour le « pas de deux ».
Une fois qu’elle commence à danser, le trac est oublié, loin, loin derrière elle, les angoisses de ne plus se souvenir, de faire un faux pas. Elle a tellement travaillé, ceci ne peut pas arriver. Elle est belle, légère comme un flocon de neige, la plume d’un oiseau.

Et puis un jour elle l’a rencontré. Cet homme de grande taille, à l’allure de business man, qui était venu dans le pays chercher des danseuses. C’était pour intégrer une compagnie ô combien prestigieuse, celle de l’Opéra de Paris, pour un stage, une sorte de masterclass. Paris, la France. Un rêve qu’elle n’avait jamais osé caresser.
Une famille pauvre comme il en existe tant dans le pays, ils vivent entassés dans un petit appartement pour deux personnes. Les repas sont modestes peu variés mais ils sont unis et c’est ce qui fait leur force. Comment va-t-elle-leur annoncer qu’elle veut passer les essais pour peut-être, partir loin d’eux, loin de ce pays, de cette misère ?

Allongée dans la pénombre, une maigre couverture sur elle, les pensées se multiplient dans son esprit. Elle se trouve bête.
Bête d’être tombée dans le piège de cet homme élégant qui en fait a tout du pire des malfrats.
Bête encore d’avoir cru qu’un jour elle pourrait tirer profit d’une expérience dans un pays auquel elle ne comprenait rien pas même la langue, et par-dessus tout, bête de n’avoir pas pris en compte les mises en gardes de son frère aîné à l’encontre de ce casting plus que douteux.
Et voilà qu’elle en était réduite à se tortiller autour d’une barre et céder aux caprices des pires pervers de la ville, subir les humiliations quotidiennes de celui qui lui avait fait miroiter un véritable rêve.

Une larme silencieuse coule le long de sa joue. Elle se sent sale. Si sale et tellement stupide. Cet « entretien » a été le pire moment de sa vie. Elle se rappelle de chacun de ses gestes, ses mains sur son corps encore pur et intact. La panique qui l’avait envahie lorsqu’elle avait senti se presser contre elle le désir dénué de toute humanité de celui qui allait devenir son patron.
Elle revoit encore les images de ces quelques moments passés dans son bureau à la merci de cet homme au visage carnassier, sans défense sous la violence de ses vas et viens…
Alors elle est tombée dans la drogue, comme beaucoup de filles, sa dignité volée et voyant sa vie lui échapper entre les murs de cet endroit sordide où pourtant affluent des invités de marque.