J’avais 18 ans lorsque j’appris que j’étais enceinte. Le premier mot qui traversa mes lèvres était « merde », comme si je savais déjà à quoi ressemblerait la vie de ce gosse. Avorter ? Il aurait fallu que je me rende compte de ma « petite excroissance » deux semaines plus tôt. Pour deux foutues semaines j’avais été condamnée à être maman avant l’heure, gâcher la vie d’un être innocent et le faire vivre dans notre magnifique appart parisien traversé de câbles divers que je partageais avec Alex, l’heureux papa. Son premier mot aurait certainement été « ordinateur » car c’était bien ce à quoi nos vies se résumaient.
Pourquoi je parle au conditionnel ? Peut-être parce qu’un matin je fus réveillée par mon compagnon qui hurlait à tue tête en croyant que j’étais entrain de mourir. Oui bon, les draps pleins de sang ça n’a jamais rien de rassurant, je vous l’accorde, mais à part une petite migraine je me sentais bien… euh non attendez…

Tout paraît soudainement flou et ses cris deviennent des tambours impossibles à supporter.
«-Putain arrête de gueuler et appelle une ambulance… »
Il court dans tous les sens, et moi, je suis calme et posée. Comme d’habitude, je me comporte de la même façon à chaque fois que je suis confrontée à une situation de stress. Je compartimente mes émotions, je les dissèque et les étudie pour mieux les contrôler, je les repousse dans un coin de mon esprit, loin, dans le noir, là bas, à côté de mes angoisses et de ce besoin de me détruire qui me ronge, là où je ne les verrai plus. Du moins, pas avant la prochaine explosion.
« -Ils arrivent ma chérie n’aie pas peur.
-T’inquiètes, t’as assez peur pour deux, j’vais pas en rajouter. »
Je me lève et essaye de m’habiller. Mes pensées sont organisées, mes gestes, mes mots, tout a un ordre. Je suis en cet instant un robot, ou l’ordinateur que je maîtrise mieux que quiconque sur ce continent. Douche, serviettes hygiéniques, robe noire, sandales, chignon, un peu d’eau fraiche sur la figure. C’est reparti, la machine est huilée, je suis prête alors que j’entends les sirènes de l’ambulance.
Sirènes. Hum. Je souris. Etrange nom pour quelque chose qui n’a rien d’envoûtant ou de rassurant.
Les pompiers viennent m’aider, me soutiennent, ils me croient fragile, ont peur que je tombe dans les escaliers.

J’avais perdu l’enfant. Non. Pas l’enfant. Cette chose qui croupissait en moi mais qui avait fini par comprendre que je ne serai rien d’autre qu’une mère indigne et irresponsable, une acheteuse compulsive qui pille des comptes en banques d’hommes riches pour se refaire une garde robe, ou alors refaire la décoration de cet appartement luxueux.
L’argent. Cette chose devenue invisible et impalpable. Vous ne vous rendez pas compte à quel point il est facile de devenir tout puissant dans un monde virtuel où un accès internet est à portée de quiconque le désire. D’ailleurs, c’était le boulot d’Alex. Il travaillait pour le grand patron du Vanilla Club, un cabaret qui craint assez si vous voulez mon avis.
Enfin, il y travaillait jusqu’à ce qu’il eut été contraint de disparaître parce que trop de monde le recherchait. Quel débutant. Il avait effacé son adresse IP de façon tellement superficielle, fallait s’y attendre.

«-Tu fais chier ! J’vais devoir changer d’appart moi aussi à cause de tes conneries ! »

Je changeai d’endroit bien sûr, gardant un profil bas. Capitaine Bloodsmear devait se taire quelque temps. Il ne fallait pas que quiconque sache que j’étais liée à l’autre ignare de Epsilon9X. Je me demande même pourquoi j’étais restée avec lui pendant un an alors qu’il ne m’apportait rien que je ne pouvais obtenir par moi-même. Ouais. Pas même un orgasme digne de ce nom.

Sauf qu’Ils savaient. Eux. Les patrons du Vanilla Club.
Bien sûr, ils arrivèrent avec les mecs en costard façon armoire à glace, la belle voiture noire avec vitres fumées et tout le tralala. Comme si ce n’était pas assez flippant comme ça que d’être convoquée par Gabriel Marchand.
Mon petit con d'ex leur a parlé de moi. Le salaud. La prochaine fois que j'me trouve une machine à baiser j'lui donne pas mon vrai nom. De toute façon, c'est pas comme si j'avais pas l'habitude d'avoir divers pseudos.

Un sous-fifre. Super! C'est même pas l'Homme en question qui daigne me parler.
« -Et si je refuse de bosser pour vous ?
-Oh ben… les menaces habituelles… ton grand frère là qui se came, il pourrait vite faire un tour en prison. Et ta mère pourrait aussi mourir dans de causes inexpliquées. Un malheur est si vite arrivé. »
Il est en prison, le grand chef et moi j'dois me charger de le sortir de là avec les moyens du bord. Quelle merde.
Mon expression ne change pas, elle ne change jamais. A nouveau je deviens cet être froid et détaché, je suis obligée. C’est mon chemin vers la survie. Dans la jungle on n’a pas le droit d’avoir des états d’âmes, au risque de se faire manger.

J’acceptai sa proposition, ahah… comme s’il y avait eu quelque chose à refuser.
Bien sûr, à présent je devais travailler en tant que barmaid à mi-temps pour me faire une couverture valable et surtout pour que les flics ne me soupçonnent pas de passer trop de temps sans raison dans ce cabaret. Cinq heures de boulot par nuit, 4 jours par semaine et l’ordi à portée de main. De l’alcool, un bon DJ.
Une connexion ultra haut débit.
Le paradis.

« -Eh, y’a quoi comme cocktails ?
-Je ne vous entends pas
-Je suis juste à côté, vous êtes sourde ou quoi ? Y’a quoi comme cocktails ? »
Je ne lui accorde qu’un regard condescendant lorsque je me lève avec mon ordinateur portable m’isoler dans un coin.
Gabriel m'a donné une nouvelle mission. Pirater l’adresse e-mail du procureur. Pourquoi faire? Ca ne me regarde pas, des magouilles de prison sûrement, je fais ce qu'on me dit de faire en espérant qu'un jour ils me laisseront tranquille.
Il me faut quelques minutes pour réussir à trouver ses identifiants. Oh, tiens, quel mot de passe ridicule.
Alors… qu’y a-t-il d’intéressant là dedans…
Une maîtresse. Ben voyons ! Plus cliché que ça tu meurs. Je parie que sa charmante femme bénévole aux secours populaire n’est pas au courant des cochonneries que fait son mari. Maître Armand Desormière est un très… très vilain garçon…
Sourire carnassier.
Quel boulot de rêve. Dommage qu’il n’y ait jamais un défi à la hauteur de mes capacités hors du commun, je suis tout de même classée 6ème sur la liste des hackers les plus recherchés dans le monde.

Vivement la virtualisation totale de cette planète.
Un monde informatisé où je serai la déesse suprême que rien n’arrête.
Je pourrai enfin sortir de cette merde. J’aurais voulu naître orpheline et sans attaches pour que rien ne m’atteigne ! Mais non, il a fallu que j'aie un frère toxico qui fricote un peu trop avec cet endroit. Fait chier. Je suis coincée ici maintenant alors qu’en un click je pourrai vider tous leurs comptes et dévoiler leurs magouilles pas nettes avec les nanas en bas.
Bordel de merde.

Je suis Cap’n Bloodsmear. Et je vous rappelle de bien vérifier vos comptes avant d’aller vous coucher. Parce que j’ai besoin d’une nouvelle décapotable.